Le consomm’acteur d’hier à aujourd’hui
Des premières ligues du XIXe siècle aux acteurs du commerce équitable d’aujourd’hui, les consommateurs ont toujours été appelés à se mobiliser, avec pour ligne d’horizon la figure du consommateur citoyen.
« Devenez consomm’acteurs ! », « La consomm’action a le vent en poupe ! », titrent actuellement magazines, sites Internet et guides d’achat. À en croire ces publications, deux figures que l’on oppose souvent seraient sur le point de se réconcilier : le consommateur et le citoyen. Le premier, individualiste, égoïste et matérialiste, se parerait des vertus altruistes du second. Mieux, le consommateur pourrait enfin s’émanciper des produits et des modes de vie que le marché conçoit pour lui. Il deviendrait non seulement autonome dans ses choix mais contribuerait même à la régulation de la société de consommation.
L’essor contemporain du consommateur-citoyen est-il à ce point nouveau ? La dialectique entre « bonheur privé et action publique », pour reprendre le titre d’un célèbre essai d’Albert Hirschman, n’est-elle pas au contraire au cœur des sociétés de consommation depuis que celles-ci se sont développées dès la fin du XVIIIe siècle ? On se doit en effet de rappeler que la première mobilisation politique à avoir tenté d’influer sur le cours des choses en prenant pour cible la consommation est déjà vieille de plus de deux cents ans. Mieux, dès lors que l’on déroule les généalogies de la consommation engagée d’aujourd’hui, on s’aperçoit que les objectifs, les méthodes et les difficultés ont peu varié depuis les origines.
La Tea Party ou le début des boycotts
Première généalogie, celle de toutes les initiatives qui tentent de faire du consommateur un agent du changement économique et social. Défense de l’environnement ou des droits salariaux, lutte contre la pauvreté, autant de causes dont tout un chacun pourrait s’emparer à travers ses comportements d’achat. Ainsi, depuis une quinzaine d’années, les associations de commerce équitable invitent les consommateurs des pays du Nord à aider, grâce à leurs achats, les petits producteurs du Sud à sortir des situations de précarité dans lesquelles ils se trouvent.
Aussi innovatrice qu’elle puisse paraître, cette idée n’a rien de neuf. On la retrouve notamment au cœur des boycotts révolutionnaires qui ont précédé la guerre d’Indépendance américaine. Après le vote par le Parlement de Grande-Bretagne à la fin des années 1760 des lois qui instaurent des taxations sur les produits importés, la résistance des colons américains s’organise contre les produits de l’Empire. L’action la plus célèbre demeure la campagne contre le thé anglais qui culmina avec la fameuse Tea Party de 1773, lorsque les colons jettent massivement le thé dans la baie de Boston. Ce qui ne s’appelle pas encore un boycott (le mot n’est inventé qu’en 1880) traduit bien l’idée d’un ostracisme politique et social à l’endroit de ceux avec qui l’on ne veut plus commercer. À cette époque, les relations économiques apparaissent comme un terrain propice pour faire ou défaire des solidarités et les identités citoyennes en devenir s’articulent assez naturellement avec des actions autour de la consommation. Dès lors, le boycott de masse peut jouer un rôle important dans la construction de l’identité nationale américaine. La Tea Party demeurera l’événement de référence pour beaucoup de mouvements de consommateurs qui s’en réclameront par la suite, probablement parce qu’il symbolise la possibilité d’une articulation entre l’action individuelle et collective, entre le geste de consommation et l’engagement citoyen.
Une telle filiation est explicitement revendiquée par le mouvement du Free Produce qui apparaît dans les années 1820 aux États-Unis. À cette époque, une partie –minoritaire– du mouvement abolitionniste décide d’encourager les consommateurs à ne pas acheter de produits fabriqués par les esclaves et reprend à cet effet la stratégie du boycott. Mais ils mettent aussi en œuvre ce que l’on appellerait aujourd’hui des actions de « buycott » (de l’anglais buy, acheter) : ils promeuvent l’achat de produits conformes à la cause qu’ils défendent, en l’occurrence des sucres et du coton issus du travail libre. Le premier magasin de « produits libres » est inauguré à Boston en 1826.
Préfigurant les difficultés que les mouvements contemporains ont pu rencontrer eux aussi dans l’organisation de telles actions, ces démarches vont se heurter à des problèmes d’approvisionnement et de qualité difficiles à résoudre, puisqu’il leur faut monter de toutes pièces des filières alternatives. Il reste que ce mouvement Free Produce constituera une expérience pionnière dans la construction d’une solidarité entre consommateurs et producteurs. Une solidarité que l’on retrouvera dans nombre d’initiatives par la suite, qu’il s’agisse des appels aux boycotts lancés par l’American Federation of Labor au début du XXe siècle aux États-Unis pour défendre les droits des travailleurs, ou du commerce équitable de nos jours.
La citoyenneté économique
Deuxième généalogie, celles des initiatives s’attachant à promouvoir l’idée d’une consommation responsable. Une responsabilité qui tiendrait à la capacité des consommateurs à ne pas se préoccuper seulement de la satisfaction de leurs désirs, mais à prendre en compte les effets néfastes de leur consommation sur la collectivité, et particulièrement les impacts environnementaux de leurs modes de vie. Diverses associations mais également les pouvoirs publics s’attachent à promouvoir de tels comportements lorsqu’ils tentent d’inciter le public à acheter des produits de saison, à limiter les déplacements en véhicule individuel, à isoler sa maison ou encore à éviter les produits suremballés.
Un tel déplacement des comportements de consommation est au cœur de la notion de citoyenneté économique qui traverse tout le XXe siècle. Cette idée a d’abord été défendue par des mouvements comme la Women’s Cooperative Guild en Angleterre qui, au début du XXe siècle, considérait que les consommateurs et, plus largement, la société civile pouvaient contribuer à la régulation des marchés. Ce principe a également été fortement mis en avant aux États-Unis à la même période, lors de très nombreuses manifestations, piquets et boycotts organisés par des associations féminines, qui entendaient lutter contre les hausses de prix des denrées de base (lait, pain ou viande), dues à la formation de grands cartels d’industriels. La National Consumer League est probablement le mouvement le plus emblématique de cette démarche. Fondée en 1891 à New York mais fédérant de très nombreuses ligues locales, cette association entendait contribuer à l’éducation morale des consommateurs en leur fournissant des « listes blanches » d’ateliers qui n’employaient pas d’enfants et ne faisaient pas travailler les femmes de nuit. La « White Label Campaign » créa ainsi un « label blanc » afin d’aider les consommateurs à repérer les produits issus de ces ateliers. Depuis leur origine, de telles démarches entendent placer les consommateurs au cœur de la régulation économique, mais se doublent également d’une importante action de lobbying auprès des pouvoirs publics dans le but d’amender les conduites des entreprises ou des banques, notamment par l’adoption de régulations plus strictes.
Ne souhaitant pas laisser aux seuls mouvements sociaux la gouvernance politique des problématiques de consommation, les pouvoirs publics favoriseront alors l’institutionnalisation du mouvement consumériste. Celui-ci commence à se consolider après 1945 aux États-Unis et en Angleterre et à la fin des années 1960 en France. Il prend la forme d’associations œuvrant à la protection des droits des consommateurs et portant leur parole aussi bien dans les instances publiques qu’au sein des entreprises. Un nouveau contrat social se noue alors –ce que l’historienne Lizabeth Cohen a appelé la « république des consommateurs » – qui associe les organisations de consommateurs à la bonne marche d’un modèle de croissance qui repose sur la consommation de masse. La poursuite des intérêts individuels des consommateurs doit s’articuler harmonieusement avec les objectifs citoyens, selon l’idée qu’en consommant chacun assure aussi bien son bien-être que celui de la collectivité.
À partir des années 1990, lorsque les revendications environnementalistes et altermondialistes montent en puissance, cette harmonie se fracture. Alors que les nouveaux réseaux militants s’attachent à reposer la question de la responsabilité environnementale et sociale des consommateurs, ils sont conduits à renouer avec les formes originelles de la citoyenneté économique, celles qui s’étaient exprimées à la fin du XVIIIe siècle.
Amap et grande distribution ?
Troisième généalogie, celle des relations ambiguës que les organisations contemporaines entretiennent avec la société de consommation. De nombreux débats agitent aujourd’hui les réseaux associatifs qui cherchent à mobiliser les consommateurs. Au tournant des années 2000, les différents acteurs du commerce équitable ont ainsi vivement débattu sur l’opportunité de coopérer avec la grande distribution, laquelle souhaitait se doter de labels « équitables ». Le mouvement des amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), qui organise des contrats entre des producteurs agricoles locaux et des consommateurs pour la livraison de paniers de fruits et légumes bio, se divise régulièrement au sujet des liens qu’il doit entretenir –ou non– avec des formes marchandes plus conventionnelles. Les producteurs doivent-ils nécessairement être certifiés en agriculture biologique ? Doivent-ils offrir des gammes larges ou restreintes de produits ? Doivent-ils définir leurs prix en fonction du marché ? Doivent-ils coopérer avec la grande distribution ?
Un tel questionnement n’est pas nouveau. En France, mais également dans d’autres pays, l’histoire du mouvement coopératif a été marquée par les tensions qu’il a connues au tournant du XXe siècle pour savoir si son modèle devait ou non s’adapter aux innovations commerciales alors en plein essor. Le cas déjà cité du mouvement Free Produce montre que les mouvements de mobilisation de consommateurs ne se sont jamais interdits de s’inspirer très fortement des modèles commerciaux disponibles, ni même de s’appuyer sur les dynamiques de la société de consommation.
On sait que les mouvements pour les droits civiques des Noirs ont très fréquemment mobilisé les consommateurs pour soutenir leur cause, notamment à travers les actions de boycott, non seulement des bus mais aussi des espaces publics et marchands, comme le suggérait la campagne des années 1930 « Don’t buy where you can’t work ». On sait moins en revanche que ce mouvement a aussi créé des magasins. Les coopératives gérées et fréquentées par les Noirs posaient alors explicitement le principe d’une revendication de plein droit à la citoyenneté par la maîtrise des moyens d’accès à la consommation. De même, le boycott du raisin de table organisé par Cesar Chavez dans les années 1970 aux États-Unis et qui visait à défendre les droits syndicaux des ouvriers agricoles, allait de pair avec la création d’un label, inspiré de la tactique de la National Consumer’s League, qui permettait aux consommateurs d’identifier le raisin issu des exploitations syndiquées. Bref, on ne peut donc qu’être frappé de l’abondant usage que les mobilisations de consommateurs ont toujours fait des techniques de la société marchande : label, publicité, innovations commerciales.
Frugalité, simplicité, décroissance
Ces nombreux exemples soulignent à quel point les mouvements de consommateurs entretiennent des relations nombreuses et ambiguës avec la société de consommation. Mais l’inverse est aussi vrai, le marché et la société de consommation se sont toujours beaucoup nourris de ces critiques. De même que les mouvements noirs américains ont été réinterprétés comme des aspirations culturelles auxquelles les firmes ont répondu par des offres ciblées, le commerce équitable et l’agriculture biologique trouvent aujourd’hui leur place sur les étalages des grandes surfaces. Il conviendrait aussi de regarder plus précisément la manière dont la société de consommation a repris les critiques que lui ont opposées les mouvements ascétiques dès le XVIIIe siècle, pour réinterpréter les trajectoires possibles des discours contemporains sur la frugalité, la simplicité ou la décroissance. Les mouvements de consommateurs ont régulièrement aiguillonné le développement de la société de consommation. Il serait cependant erroné de réduire ces démarches critiques à leur seule portée marketing. Les mouvements mobilisant des consommateurs ont aussi fréquemment permis de redéfinir les termes de la société de consommation autour d’objectifs collectifs, qu’il s’agisse de la santé publique et de la sécurité ou aujourd’hui de l’environnement et de la justice économique et sociale.
Sophie Dubuisson-Quellier
Publié le 18 mai 2014, dans Aurélie Mutel. Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.
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