Espagne : une exploitation « éthique » produit du foie gras sans gavage des oies
La Pateria de Sousa est la seule exploitation de foie gras bio homologuée en Europe, et sans doute dans le monde. | TIM STENTON
Dans la prairie vallonnée, peuplée de chênes, de figuiers et d’oliviers, du domaine agricole d’Eduardo Sousa, à Pallares, un village de 400 habitants situé en Estrémadure (Espagne), un millier d’oies se promènent en liberté. Elles courent dans la dehesa (des pâturages en sous-bois), mangent avidement glands et lupins, s’envolent jusqu’au parc naturel de Doñana, en Andalousie, à une centaine de kilomètres de là, et reviennent.
Elles finiront en foie gras. Mais jamais, avant l’abattage, elles n’auront été gavées ni privées de liberté. La Pateria de Sousa est la seule exploitation de foie gras bio homologuée en Europe, et sans doute dans le monde. Eduardo Sousa, corpulent fermier à l’accent prononcé, assure pourtant ne pas être un militant écologiste.
S’il produit du foie gras « éthique », c’est parce qu’il « ne sait faire que ça », confie-t-il dans un bar de Madrid, où il est venu participer à une réunion de l’Association nationale de producteurs d’aliments éthiques (Anpae) et parler de son projet de créer une salle de sacrifice éthique « pour qu’aucun animal ne souffre lors de l’abattage ».
SAVOIR TRANSMIS DE GÉNÉRATION EN GÉNÉRATION
Il a hérité de l’exploitation agricole de son père et, par la même occasion, d’un savoir transmis de génération en génération depuis 1812. Faire du foie gras sans gavage revient en effet à profiter d’un mécanisme physiologique naturel. Avant de migrer, les oies et les canards sauvages accumulent spontanément des réserves de graisse.
Pour parcourir 5 000 voire parfois 10 000 kilomètres, il leur faut de l’énergie. Or la synthèse des lipides se fait dans le foie, où l’accumulation de la graisse, la stéatose, est plus ou moins importante selon les espèces. « La stéatose hépatique est un phénomène naturel, une réponse physiologique normale à une activité boulimique intense. D’ailleurs, des chasseurs ont rapporté des cas d’oies ou de canards sauvages présentant des foies gras », rappelle Daniel Guéméné, chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).
Le défi n’est cependant pas mince pour Eduardo Sousa. « Pour qu’elles développent naturellement un foie gras, les oies doivent conserver leur instinct, explique le producteur avec une passion contagieuse. Elles doivent être sauvages ou croire qu’elles le sont toujours. Un oison né en couveuse ne nous donnera pas de foie gras. »
PARADIS POUR OIES
Nées et élevées en liberté, préservées au maximum des contacts avec les êtres humains, ses oies doivent donc amasser de la graisse comme si elles se préparaient à migrer… mais ne pas le faire. Comment ? « Il faut qu’elles aient envie de rester », résume M. Sousa, qui rechigne à dévoiler ses « secrets ».
Situé sur un couloir de migration, son domaine a tout du paradis pour oies. Les 200 hectares d’Eduardo Sousa, ajoutés aux domaines voisins, qui appartiennent à des proches, permettent à son millier d’oies de disposer de 500 hectares de terrain. Elles s’y nourrissent de glands et de lupins, mais aussi de figues, d’olives et d’herbe. Une alimentation à laquelle s’ajoute, un mois avant l’abattage, du maïs bio qu’Eduardo Sousa fait venir de France et leur jette le soir, dans la pénombre.
Six hectares de ce terrain sont entourés d’une clôture électrifiée, pour les protéger des renards, des fouines et des genettes. C’est là qu’elles vont dormir. Et « parce qu’elles préfèrent s’accoupler dans l’eau », Eduardo Sousa leur a aménagé un lac. Mais son véritable secret, ce sont les « ailes-cassées » : des oies qui ne peuvent plus voler depuis qu’elles ont été blessées par des animaux sauvages.
GESTION DU CALENDRIER
« Au lieu d’être marginalisées au sein des familles d’oies, ce sont elles qui soudent le groupe, elles qui sont les meilleures mères, elles qui persuadent les mâles de ne pas partir en les laissant seules », affirme-t-il, assurant même pouvoir compter sur des « ailes-cassées professionnelles », d’irrésistibles séductrices qui lui permettent de conserver presque toutes ses oies.
« Entre celles qui migrent et celles qui se font manger par les prédateurs, je perds environ 10 % de mes oies chaque année, reconnaît-il cependant. C’est mon impôt à la nature. » Celle-ci peut aussi lui réserver de bonnes surprises. « Parfois, une famille d’oies migre et revient à la saison suivante, plus nombreuse, raconte-t-il. D’autres fois, mes oies, au passage d’un vol de congénères sauvages, les appellent en battant des ailes, parviennent à en attirer sur le domaine et à les convaincre de rester. »
La gestion du calendrier peut aussi lui échapper. Cette année, comme la précédente, il n’y a pas eu de foie gras pour Noël : les premières gelées se font attendre et les oies tardent à faire leurs réserves. « Auparavant, je faisais le foie gras vers la fin octobre, mais, ces dernières années, le climat s’est adouci et les oies font leurs réserves de graisse de plus en plus tard, en janvier ou février », explique-t-il.
Quand vient le temps de l’abattage, c’est toute une mise en scène qui est montée pour qu’Eduardo Sousa et une poignée de travailleurs n’effraient pas les oies, qui pourraient s’envoler si elles percevaient le danger.
400 KG DE FOIE GRAS PAR AN EN MOYENNE
« Nous devons attendre une nuit sans lune, très noire, raconte-t-il. Nous marchons avec une petite cloche dans une main, pour leur faire prendre le bruit de nos pas pour celui des vaches, et avec une lampe LED dans l’autre main, parce que la lumière les hypnotise. On les attrape et on les emmène dans une salle où on les endort avec du gaz carbonique avant de les égorger. »
L’exploitation fournit 400 kg de foie gras par an en moyenne, qui sont vendus à Dubaï, à la Maison Blanche ou à la maison royale espagnole avant même d’être produits, malgré un prix de 163 euros les 180 grammes : le prix de l’éthique, comme inscrit sur l’étiquette des produits de la Pateria de Sousa, et de la rareté.
Même si des chercheurs de l’INRA confirment qu’il est possible d’obtenir du foie gras d’oie sans gavage, « les résultats sont très hétérogènes, aussi bien en ce qui concerne la taille des foies que le temps nécessaire pour obtenir le foie gras », souligne Daniel Guéméné, selon qui « envisager une production au-delà d’un cadre confidentiel n’est pas envisageable pour le moment ».
Eduardo Sousa épargne toujours une centaine d’oies, pour que leurs oisons naissent sur l’exploitation. Chaque femelle peut pondre jusqu’à vingt œufs, ce qui permet au producteur de renouveler son cheptel chaque année. « Mes oies naissent et meurent heureuses », assure-t-il.
Le Monde – Sandrine Morel (Madrid, correspondance)
Publié le 31 décembre 2013, dans Aurélie Mutel. Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.
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